Comment Jésus forme ses disciples (C.M. Martini)

Cardinal C.M. Martini, Comment Jésus forme ses disciples

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   La méditation d'aujourd'hui constitue une synthèse, car nous n'avons pas le temps de parcourir tout l'Évangile de Luc à partir du chapitre 5.

    Nous avons vu quelques passages du chapitre 4 et du chapitre 5 ainsi que des suivants, jusqu'au moment de la Passion, sur laquelle nous devons revenir parce qu'elle est fondamentale pour la formation de l'évangélisateur ; toutefois, ne pouvant parcourir page par page l'Évangile de saint Luc, je voudrais au moins vous en donner une vue de synthèse, une clé de lecture des chapitres 5 à 18.

    Aujourd'hui donc, avant de commencer notre médiation, posons-nous cette question : qu'est-ce qui me serait utile pour me rapprocher de mon idéal ?

    Dans la quiétude du recueillement chacun peut déjà trouver quelque chose à répondre : soit la nécessité de donner un peu plus de temps à la prière au cours de l'année, soit celle d'un engagement plus profond dans la direction spirituelle, soit celle d'un colloque pénitentiel pratiqué plus régulièrement, ou bien l'aplanissement de quelque difficulté avec la communauté, un occasion de pardon, de réconciliation ; cette réponse, transformons-la immédiatement en résolution, pendant que nous nous trouvons en ces moments de grâce où nous discernons mieux ce que le Seigneur nous demande.

Diaconies ex-fide et diaconies fidei

    De quoi s'agit-il ? J'ai déjà parlé des charismes cités par Paul (Éphésiens 4, 11) - apôtres, prophètes, évangélistes, pasteurs, docteurs. Aujourd'hui je rappellerai brièvement quelques passages où l'on trouve décrites la plupart des diaconies, fruits du Saint Esprit : par exemple, Romains 12, 6-8 :

Nous avons des dons différents, selon la grâce qui nous a été donnée. Si c'est la prophétie, prenons pour règle la foi ; si c'est le service, servons ; si c'est l'enseignement, enseignons ; si c'est le don d'exhorter, exhortons. Que celui qui donne le fasse avec simplicité ; celui qui préside, avec zèle ; celui qui pratique la miséricorde, avec un visage aimable.


    Ou bien : 1 Corinthiens 12, 8-10 :

À l'un, une parole de sagesse est donnée par l'Esprit ; à l'autre, c'est une parole de science de par ce même Esprit ; à un autre, c'est la foi dans ce même Esprit ; à un autre, le pouvoir de faire des miracles ; à un autre la prophétie.


    On trouve la même chose à la fin du chapitre (1 Corinthiens 12, 28) dans un passage similaire à celui d'Éphésiens 4, 11 :

Ceux que Dieu a établis dans l'Église sont : premièrement les apôtres, deuxièmement les prophètes, troisièmement les docteurs. Puis c'est le don des miracles, celui de guérir, celui d'assister, de gouverner, de parler diverses langues.


    Parmi les éléments de ces indications variées, je propose de faire une distinction utile pour nous orienter dans la formation de l'évangélisateur.

1 - Il existe dans l'Église certains services que l'on peut appeler des "diaconies ex-fide".

    Ce sont tous ces services que nous rendons à nos frères, et qui découlent de notre foi, donc de notre baptême, mais qui peuvent être rendus par beaucoup d'autres et en collaboration avec d'autres : le service des malades, des handicapés, le dévouement aux drogués, le souci de la justice, les services sociaux, l'enseignement, l'aide aux prisonniers et aux marginaux de toute nature.  Ce sont, de toute façon, des diaconies, des oeuvres de miséricorde et d'assistance en tous genres qui, chez les chrétiens, sont inspirées par la foi et qui, en elles-mêmes, peuvent naître simplement d'un souci d'humanité, de solidarité avec nos frères. Cependant pour le chrétien elles prennent un sens particulier parce qu'elles sont le fruit de la foi raisonnée ; quant à l'objet de ces oeuvres, il ne se distingue pas, au contraire, des autres services.

2 - Il existe d'autres services (surtout les cinq qui sont rappelés dans la lettre aux Éphésiens - apôtres, prophètes, évangélisateurs, pasteurs, docteurs -) qui sont spécifiquement des "diaconies fidei", c'est-à-dire dans lesquelles l'objet du service est la foi elle-même.

    Appartiennent aux diaconies de la foi les différentes formes d'évangélisation, du service pastoral, du soutien de la communauté, de l'exposition des raisons d'espérance. Ces deux groupes de diaconies sont liés les uns aux autres ; les diaconies "ex-fide" se réfèrent plutôt au désir d'améliorer la condition humaine, tandis que les diaconies "fidei" concernent l'évangélisation, le service dans lequel la foi elle-même est l'objet du don communiqué.

    Certainement, pour un chrétien la diaconie "fidei" constitue le meilleur service qu'il soit possible de rendre : s'il est vrai que les besoins des hommes sont multiples, l'essentiel est pourtant son besoin irrépressible de foi, d'espérance, d'amour sans limites.

    Tous les autres services sont utiles, mais, selon l'optique chrétienne, ils trouvent leur point d'impact dans le service des services, dans le ministère des ministères, celui qui donne à un homme la force d'espérer et de vivre. Il est important de procurer le pain, la justice, la possiblité d'une vie décente : mais si ensuite on ne fournit pas à cet homme un motif profond de vivre, à quoi bon lui avoir donné tout le reste ?

    Le chrétien se met au service de l'humanité en sachant bien que c'est un service indispensable pour que tous les autres servent à faire pleinement le bonheur de l'homme.

    Cette distinction va nous aider à mieux comprendre l'enseignement de Jésus présenté dans l'Évangile de Luc aux chapitres allant de 5 à 18.

 

L'éducation du chrétien


    L'exégèse est à peu près d'accord pour admettre au chapitre 9 une division importante qui commence au v. 51. À ce moment commence le voyage de Jésus vers Jérusalem. C'est une séquence que l'on trouve seulement chez Luc : l'évangéliste y a condensé tout un relevé des paroles et des actes de Jésus particulièrement intéressants.

    Par conséquent les chapitres que nous allons étudier se divisent clairement en deux parties : du 5 au 9 et du 9 au 18. Si je devais donner un titre à chacune de ces parties je les intitulerais :

- l'éducation du chrétien (chap. 5 à 9) ;
- la formation de l'évangélisateur proprement dit (chap. 9 à 18).

    Bien entendu avec ces deux titres nous n'embrasserions pas tout le contenu de ces chapitres car l'Évangile est un monde qui contient des richesses infinies ; lorsque nous indiquons un titre, c'est seulement pour donner un itinéraire de lecture et pour mettre en lumière quelques aspects du message, en sachant bien que l'on pourrait en souligner beaucoup d'autres.

    Examinons brièvement le contenu des premiers chapitres, 5 à 9. Le chapitre 4 constituait "l'ouverture", l'introduction de la scène "Jésus évangélisateur manqué", et contient à lui seul tous les thèmes essentiels chers à Luc, y compris la passion et la mort.

    Au chapitre 5 commence l'appel adressé aux disciples, c'est-à-dire le ministère public proprement dit de Jésus. Le contenu de ces chapitres peut se subdiviser comme suit : d'abord une série de sept miracles. Ces miracles vont en quelque sorte par ordre d'importance croissante, puisqu'ils se terminent par la résurrection d'un mort. Je vous les rappelle rapidement : la guérison du possédé, celle de la belle-mère de Simon, celles du lépreux, du paralytique, de l'homme à la main paralysée, du serviteur du centurion, la résurrection du fils de la veuve de Naïm. Après un petit temps d'arrêt, voici une autre série de miracles : la tempête apaisée, les guérisons rétrospectives du possédé de Gérasa, de l'hémoroïsse, la résurrection de la fille de Jaïre, la multiplication des pains, la Transfiguration et la guérison de l'épileptique.

    Quatorze miracles - deux fois sept - après lesquels le chapitre 9 commence ainsi :

Ayant appelé les douze, il leur donna puissance et autorité sur tous les démons, ainsi que le pouvoir de guérir les maladies. Puis il les envoya proclamer le Royaume de Dieu et guérir les malades.


    Il est intéressant de noter que ce pouvoir fut communiqué aux apôtres après une première série de miracles.

    Pour accompagner ces miracles nous avons ensuite les paroles de Jésus qui contiennent différents enseignements : je les grouperai, en gros, sous trois sous-titres, bien qu'il soit difficile de les résumer entièrement.

Ce sont avant tout celles que j'appellerai les paroles d'enseignement fraternel, qui traitent essentiellement de l'amour, de la miséricorde, qui montrent comment nous devons répondre de façon efficace et courageuse à ce qui nous est demandé ;

les paroles de polémique qui s'élèvent contre le manque de foi et contre la rigidité religieuse inhumaine des pharisiens (Luc 6, 1-11).

Enfin les paroles messianiques ou de renversement des valeurs : "Bienheureux les pauvres ... malheur à vous, ô riches !"

Voilà le contenu global des ces chapitres. Tel est le type de formation que reçoivent Pierre, Jacques, Jean, les disciples qui suivent Jésus, restent à ses côtés et se mettent à son école.

    Jésus a le souci de leur donner l'éducation du chrétien, c'est-à-dire de les habituer à devenir des hommes responsables, capables de discerner les besoins et les souffrances des autres. On mesure la valeur éducative des miracles auxquels assistent les disciples, et qui font défiler devant eux toutes les souffrances humaines : des maladies aux infortunes, des diverses formes d'obsession mauvaise aux souffrances physiques et psychiques.

    Les disciples, se trouvant témoins de ces faits, côtoient ces gens, voient combien le monde renferme de mal, de souffrance, d'abandons, de dépravations et sont amenés à acquérir pour chacune de ces tristes réalités un coeur, une sensibilité, une âme compréhensive. Ils sont ainsi formés à la bonté, à la bienfaisance, à la compassion pour tous les maux des hommes. Ils sont formés à cette ouverture de coeur que l'on reconnaît comme caractéristique de Jésus : par exemple lorsque Pierre résume l'action de Jésus en disant :

Jésus ... a passé en faisant le bien et en guérissant tous ceux qui étaient tombés au pouvoir du diable (Actes 10, 38).


    Jésus fait partager à ses disciples sa compassions sensible, son aptitude à discerner les souffrances et les malheurs d'autrui.

    En second lieu, cette formation s'applique aussi aux rapports des disciples avec Jésus ; elle les habitue à la confiance en sa mission de Messie. Les apôtres sont témoins de la bonté de Jésus, de sa popularité, de la façon dont il sait conquérir les gens. Les apôtres s'enthousiasment et affermissent leur confiance en lui, en son honnêteté, en sa franchise, en sa sensibilité qui lui fait percevoir les souffrances les plus secrètes du coeur humain, et leur fidélité s'accroît aussi à mesure qu'ils constatent combien le Maître sait les guider et les conduire.

    En troisième lieu Jésus forme ses disciples à considérer les problèmes intimes des hommes. Pensons à l'épisode du paralytique :

"Tes péchés te sont remis" ;

à cette parole de Jésus :

"Je ne suis pas venu pour les justes, mais pour les pécheurs" ;

à la parole concernant la femme pécheresse, prononcée dans la maison de Simon :

"Il lui est beaucoup pardonné parce qu'elle a beaucoup aimé".

    C'est ainsi que les disciples, qui n'avaient probablement qu'une connaissance très limitée de la vie et ne s'intéressaient vraiment qu'à leur propre famille, comme tous ceux qui se trouvent submergés par le travail et la fatigue, s'habituent à remarquer qu'il y a beaucoup de gens qui ont besoin de compassion, qui souffrent intérieurement, qui sont déchirés de contradictions et qui ont besoin d'une parole de réconfort.

    C'est cela qu'implique la formation de l'homme chrétien, en insistant sur le mot "homme", qui désigne une être capable de se tourner fraternellement vers les autres. Il faut reconnaître que cette prescription de Jésus est la plus facile à suivre, car tout ce programme paraît attirant et idéal : fraternité, compassion, bienfaisance. Personne ne pourrait dire qu'il ne lui convient pas. Ces pages de l'Évangile sont les plus connues et elles font apparaître Jésus comme un grand maître en ce qui concerne le souci du bien de l'humanité, même aux yeux de nombreux jeunes qui n'ont pas la foi. Nous voyons quelquefois s'engager dans des oeuvres de dévouement volontaire des jeunes qui n'ont pas une croyance religieuse précise mais qui se proposent spontanément pour aider le prochain, pour servir ; nul ne peut dire que ce soient des orientations vaines ou étranges. Cette première forme d'éducation est donc importante, et l'évangélisateur devra passer par là. Le prêtre, en particulier, pourra saisir les besoins les plus secrets des gens - les plus difficiles à deviner, parce qu'ils touchent au mystère le plus intime de la personnalité - s'il a compris leurs besoins les plus immédiats tels que la maladie, la faim, la solitude, la contrainte sous toutes ses formes ; s'il a su sensibiliser son coeur à toutes ces misères. Ce sont les diaconies "ex-fide" qui sont ainsi pratiquées, les nombreuses formes de service, d'assistance, d'attention aux besoins des pauvres ; ces oeuvres sont essentielles pour conduire aux autres, plus spirituelles.

    Une communauté chrétienne vraie et féconde est celle qui sollicité abondamment de ses baptisés des activités de cette nature, qui éduque ses garçons et ses filles dans cette perspective. Sans quoi nous courons le risque d'offrir aux fidèles une nourriture spirituelle supérieure sans avoir compris qu'ils avaient d'abord besoin d'une nourriture plus immédiate et mieux adaptée.

    C'est un problème sur lequel il convient de réfléchir avec attention à propos de la formation sacerdotale ; il est bon que le prêtre soit formé dans une atmosphère un peu à part qui favorise l'étude, la prière, l'acquisition d'une discipline, d'une austérité de vie bien nécessaire et sans laquelle on ne peut résister aux difficultés de la vie sacerdotale.

    Il est pourtant tout aussi nécessaire et indispensable que le prêtre passe aussi par ces pratiques de fraternité chrétienne et ne les oublie jamais. On trouve parfois des prêtres qui, dans le but de raffermir un peu l'esprit de leur vocation, se consacrent pendant un certain temps au service immédiat des pauvres, des malades, et retrouvent ainsi le sens de l'Évangile et de la vie considérée comme un don de soi. D'autre part, on peut dire que toute notre vie est  liée à cette sorte d'aide, de service, de compréhension d'autrui, en particulier des malades, qui sont réellement le trésor de la communauté, ceux qui ont le plus grand besoin de notre sollicitude.

    Je ne peux manquer, à cette occasion, de rappeler l'extrême importance que présente pour nous l'aide aux prêtres malades ; c'est même le point de référence qui permet de vérifier si nous sommes fidèles ou non à cette formation de l'homme chrétien, bien que consacrés plus particulièrement, entre mille services possibles, au ministère évangélique. Ces jours-ci j'ai justement reçu une lettre d'un prêtre âgé et malade qui assume son état d'une manière remarquable, du point de vue de la foi et de l'acceptation. Il m'écrit, notamment, qu'il prie ardemment à toutes les intentions que lors de ma visite, je lui ai recommandées : l'Église, le pape, le vaste diocèse dont j'ai la charge, les prêtres.

    Il me paraît utile de rappeler que nous devons faire resplendir le Christ par la charité envers nos confrères malades : les structures juridiques ne suffisent pas. Il existe, comme vous le savez, quelques prêtres chargés au nom de tout le diocèse de visiter leurs confrères malades pour me rendre compte de l'état de chacun d'eux ; mais le diocèse est si étendu qu'ils ne peuvent contacter ceux-ci que de temps en temps.

    Il y aussi le vicaire épiscopal qui fait les visites, il y a l'évêque qui essaie de visiter les cas les plus graves, mais se sont des gouttes d'eau dans la mer : il faut que nous nous y mettions tous ensemble, il faut que chacun pense - même si nous avons beaucoup à faire - à nous ménager un moment de répit pour effectuer une de ces visites. Les malades sont souvent sujets à la mélancolie, en proie à la crainte, ils voient alors tout en noir et une visite peut leur changer les idées, leur rendre la sérénité et la paix.

Cette formation ne cesse jamais, chacun de nous est toujours poussé à s'interroger : comment suis-je capable de pratiquer, dans les situations que je rencontre dans mon entourage, la charité, la fraternité, la miséricorde que Jésus a enseignée et à laquelle il a formé ses disciples, en particulier envers les malades et beaucoup d'autres formes de misère ?

 

La formation de l'évangélisateur


    Quelles sont les caractéristiques de cette seconde partie des textes que nous étudions ? À ce stade du récit les miracles de Jésus deviennent moins nombreux. On n'en trouve plus que cinq, dont quelques-uns relatés très brièvement. Après l'aveugle de Jéricho (Luc 18, 35-43), il n'y a plus aucun miracle. À partir de l'entrée de Jésus à Jérusalem, celui-ci n'en fait plus du tout. Au contraire il parle davantage, et surtout pour instruire les Douze, aux évangélisateurs.

    Il apparaît donc clairement que, dans cette seconde partie de sa vie, Jésus consacre particulièrement son temps à ses compagnons, afin de leur donner une formation spéciale.

    Il faut noter aussi, dans cette seconde partie, la façon dont Jésus s'adresse alternativement à ses disciples et à la foule. Par exemple, au chapitre 12 qui commence ainsi :

Cependant la foule s'étant rassemblée par milliers au point qu'ils s'écrasaient les uns les autres (dans leur hâte à accourir vers Jésus), Jésus se mit à parler à ses disciples.


    Et, au v. 4 :

Je vous le dis à vous mes amis ;


    au v. 13 :

Quelqu'un de a foule lui dit


    et Jésus lui répond.

    Au v. 22 :

Puis il dit à ses disciples.


    Il semble donc bien, ici, que Jésus parle un peu à la foule mais que, tout naturellement et sciemment, il en revient à s'adresser à ses disciples. Il met une attention particulière à former les Douze.

    Et comment Jésus parle-t-il dans cette seconde partie de sa prédication ? D'une manière assez différente de ses prédications précédentes : en fait ce sont les paroles les plus dure et les plus intransigeantes de l'Évangile, celles que l'on a le plus de mal à expliquer aux fidèles.

    Naguère, quand on répétait chaque année les mêmes passages évangéliques traditionnels, ces paroles n'apparaissaient presque jamais dans la liturgie ; tandis que maintenant, dans l'année C, elles apparaissent - à partir du mois de juin - et on y trouve, c'est certain, une source de problèmes. J'ai personnellement éprouvé de l'embarras à ce sujet, une année où je devais précisément commenter à la télévision, au cours de l'été, ce texte :

Je ne suis pas venu apporter la paix mais la guerre, je suis venu apporter la discorde ..., etc.


    En somme, les paroles de la seconde partie de l'Évangile de Luc s'adressent à ceux qui ont déjà reçu une certaine formation spirituelle. Il est donc normal que, prises au sens littéral, elles puissent être mal interprétées, et que quelqu'un qui n'a jamais entendu l'Évangile en reste choqué, impressionné défavorablement.

    J'ai cherché à cerner dans ces paroles de Jésus ce qu'elles ont d'essentiel et il m'a semblé que l'on pouvait en dégager trois thèmes dominants.

    Avant tout la formation au détachement et à la liberté du coeur :

Vendez ce que vous possédez et donnez-le en aumônes  ; faites-vous des bourses qui ne s'usent pas, un trésor inépuisable dans les cieux, où ni le voleur n'approche ni la teigne ne détruit. Car où est votre trésor, là aussi sera votre coeur. Que vos reins soient ceints et vos lampes allumées ... etc. (Luc 12, 33-35).


    Celui qui marche à la suite de Jésus se trouve amené à se libérer le coeur, à ne plus s'attacher à quoi que ce soit qui pourrait le distraire de son idéal : le gain, l'intérêt, le souci de faire carrière, les préoccupations personnelles.

    Par des paroles énergiques, Jésus rappelle cette nécessité d'un coeur libre et détaché.

    Le deuxième thème est celui de l'habitude de s'abandonner au Père.

    Le disciple doit savoir que, ayant suivi Jésus, sa vie est remise entre les mains du Père, qu'il doit se fier à lui. Il doit lui confier son présent et son avenir.

Quel père parmi vous, si son fils lui demande du pain, lui donnera une pierre ? S'il demande du poisson, lui donnera-t-il, au lieu de poisson, un serpent ? S'il demande un oeuf, lui donnera-t-il un scorpion ? Si donc vous, tout mauvais que vous êtes, vous savez donner de bonnes choses à vos enfants, combien plus le Père du Ciel donnera-t-il l'Esprit Saint à ceux qui le lui demandent ? (Luc 11, 11-13).


    Ou encore :

Voilà pourquoi je vous dis : Ne vous mettez pas en peine pour votre vie de ce que vous mangerez, ni pour votre corps de ce dont vous le vêtirez. La vie est plus que la nourriture et le corps plus que le vêtement. Regardez les corbeaux ; ils ne sèment ni ne moissonnent ; ils n'ont ni cave ni grenier, et Dieu les nourrit. Combien plus valez-vous que les oiseaux ? Qui d'entre vous peut, en se donnant de la peine, ajouter une coudée à la longueur de sa vie ? Si donc les moindres choses dépassent votre pouvoir, pourquoi vous mettre en peine du reste ? Regardez les lis, comme ils croissent : ils ne travaillent ni ne filent ; cependant, je vous le dis, Salomon même, dans toute sa gloire, n'a pas été vêtu comme eux. Si donc dans les champs Dieu revêt ainsi l'herbe, qui est aujourd'hui et sera demain jetée au feu, combien plus fera-t-il pour vous, hommes de peu de foi ! Ne cherchez donc pas, vous non plus, ce que vous aurez à manger ou à boire, et ne vous inquiétez pas. C'est de tout cela que les païens de ce monde se préoccupent, mais votre Père sait que vous en avez besoin. C'est pourquoi cherchez son Royaume et cela vous sera donné par surcroît. Ne craignez pas, petit troupeau, car il a plu à votre Père de vous donner le Royaume (Luc 12, 22-32).


    J'ai déjà souligné, dans les précedentes méditations, l'importance que présente pour l'homme cette confiance. Pour nous tous réunis ici en ce moment, elle a un objet précis : c'est le Père qui ne laissera pas tomber un cheveu par terre sans sa permission. Le Père ne vous abandonnera pas, vous devez vous fier à lui. C'est cela que demande Jésus à ceux qu'il prépare à devenir évangélisateurs.

    Enfin, voici le troisième thème qui revient systématiquement : l'acquisition du sens de la croix. Celui-ci ne figure par dans les premiers chapitres, il commence seulement à apparaître à un certain stade du récit, lorsque les trois annonces de la Passion ponctuent les chapitres 9 à 18. Voici la première :

Il faut que le Fils de l'homme souffre beaucoup ; qu'il soit rejeté par les anciens, les grands prêtres et les scribes ; qu'il soit mis à mort et ressuscite le troisième jour (Luc 9, 22).


    Puis vient la deuxième (9, 44) et la troisième (18, 31). Ces trois prédictions encadrent tout l'ensemble des neuf chapitres, comme pour en indiquer en quelque sorte le sens général : Jésus veut faire acquérir à ses disciples le sens de la croix.

Une formation qui s'appuie sur la vie courante


    Cette formation a une caractéristique très importante du point de vue de toute l'éducation évangélique. Elle n'est pas donnée sous forme idéologique : Jésus poserait des principes et tirerait des conclusions, ou bien il donnerait un programme à suivre et en exposerait les points d'application successifs. C'est une éducation qui s'appuie sur la vie courante : les disciples vivent avec Jésus, ils voient comment il réagit dans telle ou telle situation, comment il parle, comment il se comporte. Les préceptes et leur application à la vie courante sont étroitement mêlés. Jésus agit et enseigne en même temps : c'est essentiel pour la formation évangélique. L'Évangile s'infuse par l'intimité avec le Seigneur et avec ceux qui en vivent. C'est pourquoi, lorsqu'on parle d'"enseignement aux disciples" dans la tradition de l'Église, il s'agit toujours d'un enseignement vécu ensemble par le maître uni avec le disciple. C'est ainsi que les choses s'apprennent. Nous-mêmes, si nous faisons appel à nos souvenirs, pouvons dire que ce que nous avons appris nous a surtout été apporté par le contact avec de vrais chrétiens ; pour avoir eu la grâce de posséder de bons et saint parents, pour avoir rencontré tel prêtre qui nous a plus particulièrement impressionnés. Leur façon de parler, d'agir, de réagir, leurs silences, leurs observations faites à bon escient nous ont beaucoup enseigné.

    C'est aussi de cette façon que les autres reçoivent un enseignement de notre part : non pas tant par ce que nous disons, mais par notre manière de vivre, de réagir, de juger. Jésus lui-même a voulu qu'il en soit ainsi, c'est lui qui a institué cette formation pratique ; beaucoup de formes d'action pastorale qui mettent en contact l'évangélisateur avec les fidèles sont particulièrement efficaces, justement parce qu'il se produit alors cette osmose, cette invisible transmission de valeurs.

    Je lisais, voici quelques jours, un traité théorique sur le moyen par lequel se communiquent les manifestations de la vie, et l'auteur énumérait une série d'éléments à travers lesquels passe cette communication : l'intersubjectivité, le symbole, la langue et la vie concrète. D'après cette classification on voit que le langage n'est qu'un moyen de communication des valeurs et même qu'il n'en est pas le plus adapté. Il y a aussi l'intersubjectivité, c'est-à-dire tout ce que produit le fait de se trouver ensemble, qui donne aussi à ces activités communes une signification qui ne nécessite pas de paroles. Par exemple, le fait même que nous soyons ici, réunis pour prier et écouter, a une valeur que l'on ne peut exprimer par des mots, car il signifie communauté de foi, écoute d'une même Parole, communion dans la même vocation sacerdotale, relation entre l'évêque et ses prêtres, désir d'un cheminement spirituel en commun.

    Tout cela se communique entre nous par le seul fait d'être ici, sans que personne ait besoin de le dire ; à travers cette intersubjectivité passent de très nombreuses manifestations de la vie. Par exemple, la mère qui tient son bébé dans ses bras établit avec lui une communication si profonde et si riche de sens qu'il faudrait un volume pour l'exprimer. Ensuite il y a les symboles ; les symboles, les gestes, toutes les formes de l'art, du chant, en disent beaucoup plus que le langage ne peut le faire. Pourtant le langage est nécessaire, car sans lui certains symboles restent ambigus, confus.

    C'est surtout la manière de vivre, ce sont les personnalités qui incarnent les valeurs : ce sont elles qui transmettent le sens de celles-ci de manière toute particulière. Si ces personnalités se trouvent en outre réunies dans une intersubjectivité communautaire et utilisent des symboles bien choisis, leur influence est encore plus profonde.

    Songeons aux paraboles de Jésus, à ses gestes, à la croix devenue le symbole essentiel de son amour, dont le sens symbolique est inépuisable. Nous pouvons comprendre en nous y référant de quelle façon Jésus a formé ses disciples ; il a employé une manière telle qu'ils n'ont pu sur-le-champ ni comprendre ni exprimer ce qu'il disait et faisait.

    Je voudrais encore faire une remarque préparatoire aux méditations qui vont suivre. La voici : quel est le résultat de cette formation minutieuse, bien dosée, dirigée par Jésus selon toutes les règles ? Il est décevant, l'Évangile nous le dit lui-même. Il ne cache pas que toute cette minutieuse mise en oeuvre de moyens éducatifs a été de bien peu d'utllité pour la formation des évangélisateurs.

    Au début de ces neuf chapitres où l'on voit l'évangélisateur formé à la "diaconia fidei", à ces pratiques de détachement, d'abandon au Père, à ce sens de la croix nécessaires pour pouvoir annoncer l'Évangile en toute liberté de coeur, il est écrit :

Tous étaient émerveillés devant la grandeur de Dieu. Comme tous étaient étonnés de tout ce que faisait Jésus, il dit à ses disciples : "Mettez-vous bien dans la tête ces paroles : le Fils de l'homme doit être livré aux mains des hommes." Mais ils ne comprenaient pas ce langage ; il leur était voilé, de sorte qu'ils ne pouvaient en saisir le sens, et ils craignaient de l'interroger sur ce sujet (Luc 9, 43-45).


    Il faut noter l'insistance presque cruelle de l'évangéliste à souligner cette incompréhension : ils ne pouvaient en saisir le sens, ils craignaient de l'interroger. Voilà bien le blocage qui se produit lorsque les choses bourdonnent dans la tête, mais dépassent tellement la manière habituelle de voir que l'on n'ose pas rompre le charme et que l'on reste donc avec sa crainte de l'inhabituel.

    Cette situation est paradoxale : Jésus parle, annonce une certaine orientation, les siens restent près de lui sans comprendre et craignent de l'interroger. En pratique, c'est vraiment un malentendu qui s'instaure entre Jésus et les siens. Ils sont d'accord sur beaucoup de choses ; pourtant il est un point, fodamental pour Jésus, que les disciples en revanche n'acceptent pas, qu'ils cherchent à repousser et à étouffer. Et Luc ne manque pas de courage en reprenant ce sujet neuf chapitres plus loin, à la fin du récit de toute cette oeuvre de formation - donc peu avant l'entrée à Jérusalem et le dernier miracle - à propos de la guérison de l'aveugle de Jéricho :

Prenant avec lui les Douze, il leur dit : "Voici que nous montons à Jérusalem, et que s'accomplira tout ce qui a été écrit par les prophètes au sujet du Fils de l'homme. Il sera livré aux païens, bafoué, insulté, couvert de crachats. Après l'avoir flagellé, on le fera mourir, et le troisième jour il ressuscitera." Mais ils ne comprirent rien à tout cela. Ces mots étaient pour eux une énigme ; ils n'en saisissaient pas le sens (18, 31-34).


    Par trois fois il insiste à nouveau sur le fait que toute la vie commune avec Jésus racontée au long de neuf chapitres n'a donné sur ce point aucun résultat. Cela nous concerne particulièrement, car cela nous fait comprendre que la formation de l'évangélisateur est difficile, qu'elle se heurte à une résistance intime. Jusqu'à ce que nous les ayons bien élucidées et déchiffrées, les paroles nous atteignent, pénètrent en nous, nous en recevons l'écho, mais elles ne sont pas assimilées par notre coeur.

    Dans l'annonce évangélique faite aux disciples d'Emmaüs, avant leur rencontre avec Jésus, on voit de quelle façon les paroles du message les avaient touchés, mais étaient aussitôt sorties de leur esprit sans "réchauffer" leurs coeurs ; cela représente la souffrance, l'épreuve, les difficultés que doit affronter l'évangélisateur.

    Ce que nous allons chercher maintenant, dans les prochains chapitres de Luc que nous étudierons, c'est la réponse à cette question : pourquoi tant de difficultés ? C'est en vérité quelque chose d'inouï. Que s'est-il passé dans l'âme des disciples pour qu'ils ne puissent pas comprendre le mystère du Christ ? Demandons, dans notre prière, d'être éclairés sur ce point vraiment essentiel qui explique beaucoup de ces problèmes sur lesquels bute notre évangélisation, beaucoup de ces instants de désillusion, de découragement, de blocage, de lassitude que l'on y rencontre.

    Demandons au Seigneur d'être capables de les surmonter, non par la puissance du raisonnement ni au prix d'une volonté qui nous fasse serrer les dents, mais par la force de l'Esprit Saint qui rassérène les coeurs. C'est la puissance de cet Esprit que nous devons savoir invoquer comme la puissance joyeuse et glorieuse du salut.

 

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